La théorie du réservoir
J'ai allaité mes trois enfants, j'ai cododoté avec deux d'entre eux, j'ai beaucoup porté (je porte toujours) certes pas en écharpe mais selon moi tissu, bras peu importe. J'ai essayé d'être présente pour eux. Je n'ai jamais vraiment réfléchi ni intellectualisé ce que je faisais, la maternité est vraiment le seul espace dans lequel j'ai fait taire mes neurones et écouté mon instinct. C'est plus tard que j'ai entendu parlé de théories, de maternage, d'éducation bienveillante, de portage et autres (et plus tard aussi que j'ai découvert à quel point les mères étaient capables de s'étriper autour de ces termes). J'ai agi comme je l'ai senti, j'ai fait aussi sans doute comme j'ai vu, chez ma mère, chez mes tantes, chez mes amies.
J'ai donné et j'ai reçu. En résumant, c'est ça. Quand ma fille aînée est venue au monde, après 30 mois d'attente, je n'ai guère réfléchi aux belles théories que j'avançais auparavant aux autres, à ceux qui "savaient" déjà et qui souriaient avec bienveillance quand je parlais d'endormissement, de durée d'allaitement ou même de péridurale. Ma fille était là, après une grossesse difficile, la perte d'un jumeau, un gros décollement du placenta, née un peu en avance, un peu trop petite, un peu trop lente à reprendre son poids et il n'y avait que ça qui comptait. Son petit crâne, ses réveils intempestifs, ses fesses fragiles, son besoin de moi. Mon besoin d'elle aussi. Beaucoup même. On avait besoin de se rassasier l'une de l'autre. Alors on a mis les théories à la poubelle et on a vécu notre histoire. Longtemps. Le temps qu'il a fallu, pour elle, pour moi. Au terme de mon congé maternité j'ai même décidé de ne pas retourner au travail. En pleine restructuration, l'entreprise qui m'employait me proposait une place dans un magazine informatique assez prestigieux. A la stupéfaction de tous, j'ai refusé le poste. Je ne pouvais pas laisser ma fille. Je ne pouvais pas. J'avais faim d'elle, elle avait faim de moi. Ca ne s'explique pas, je sentais que je ne devais pas la confier à une nounou ou une crèche. Evidemment j'ai conscience de la chance que j'ai eu, sacrée opportunité qui ne se présente pas tous les jours.
On a vécu en osmose, je travaillais à la maison, elle était en permanence avec moi. Zéro baby-sitter, zéro recours à la halte-garderie, notre duo fonctionnait bien. Elle dormait contre moi, elle était très collée à moi. Evidemment j'en ai entendu des vertes et des pas mûres à ce sujet "elle ne va jamais se décoller de toi", "c'est foutu, jamais tu n'arriveras à la faire dormir dans son lit", "il faut couper le cordon !", "tu vas en faire une asociale et une inadaptée à l'école". Je mentirais si je disais que certaines de ces phrases ne me turlupinaient pas. Bien sûr que je m'interrogeais sur le bien-fondé de mon attitude envers elle, mais l'intuition était la plus forte. Je décidais de fermer les yeux et de la suivre.
Et... elle a grandi. Tout simplement. Elle a grandi et elle s'est détachée à son rythme. Avec le recul, j'ai le sentiment qu'elle a rempli une sorte de réservoir de confiance en elle, d'amour, de force et de sérénité. Durant ces mois et ces années d'osmose elle a puisé, puisé, puisé. Elle a donné aussi, beaucoup. Et un beau jour le réservoir était plein, elle était prête à prendre son envol. Un pas, puis deux, puis trois. Le rebord du nid, l'observation de ce qui se passe en bas, le grand saut, le grand vol, les ailes grandes déployées sous les yeux absolument abasourdis, émus et fiers de sa mère. Oui quand je l'observe aujourd'hui, ma petite grande collégienne, je suis tellement fière de ce qu'elle devient. Elle est si grande, si responsable, si autonome, si douce aussi, si volontaire, persévérante et aimée de tous.
Ma cadette fut, dès la naissance, beaucoup plus indépendante. De tétées nocturnes, point. De cododo non plus d'ailleurs. Elle a fait ses nuits immédiatement et elle dormait mal à mes côtés. Elle a donc intégré son lit tout de suite... et sa grande soeur a souhaité la suivre dans "leur" chambre, cette chambre où elle n'avait jamais voulu dormir avant (comme quoi les choses se déroulent parfois selon un schéma bien huilé, auquel on n'avait même pas songé)(gros tirage de langue à tous ceux qui m'avaient prédit qu'elle vivrait mal la naissance de sa soeur et en serait jalouse). Ce qui est drôle, c'est qu'à huit ans ma cadette est parfois demandeuse pour squatter mon lit. Elle est très tendre, très douce. Parfois je me demande si elle n'est pas encore en train de remplir son réservoir... A un autre rythme que sa soeur, à son rythme à elle. Et c'est ça qui compte finalement. Respecter le rythme de chacun.
Quant à mon fils, et bien maintenant quand j'entends des remarques sur son attachement à moi, sa dépendance à ses parents, son besoin de contact, son allaitement relativement long, et bien je souris. En vérité, je me moque de ce qu'on dit. Et je n'ai plus de doutes. La petite voix en moi avait raison, j'avais raison de la suivre, mes filles en sont la preuve vivante, chacune à sa façon. Alors prends mon fils, bois tout l'amour et toute la confiance dont tu as besoin, grandis, gonfle ta personnalité comme tu gonfles tes joues. Viens dans mes bras, dors contre mon coeur, donne moi ta petite main pour t'endormir ou regarder un dessin animé, viens finir ton dessert sur mes genoux si tu veux. Puise, puise, puise. Ne t'inquiète pas, le puits est sans fond et quand tu y puises, il se remplit à nouveau. Comme les chaudoudoux dont me parle ton père.
Je vais te dire un secret : quand je caresse ton dos, je sens les petites ailes prêtes à se déployer, là sous ton pull marin. Elles frétillent parfois sous mes doigts. Quand tu seras grand, fort, loin, indépendant, je repenserai avec amour que j'ai assisté à leur éclosion dans la patience et la sérénité.