T'es moche quand tu pleures
Mon sang n'a fait qu'un tour.
Un petit tour.
De mon oreille à mon coeur.
Elle s'était penchée vers lui, au coin de la rue.
Elle, une petite vieille que je ne connaissais pas.
Lui, le Petit Roi qui pleurait à chaudes larmes parce que je venais de refuser de lui acheter un pain au chocolat juste avant de déjeuner.
"Juste une baguette chéri, on va déjeuner, je t'achèterai un pain au chocolat pour le goûter si tu veux".
Le goûter c'est loin, quand on n'a pas encore cinq ans et qu'on ne se rend pas vraiment compte de l'importance de manger un repas équilibré à midi.
La déception du pain au chocolat refusé et les larmes qui coulent.
"Oh t'es moche quand tu pleures !"
Un instant j'ai espéré, quand je l'ai vue se pencher vers lui, qu'elle aurait un mot gentil pour sa peine.
Mais mon sourire s'est vite crispé quand j'ai vu ses sourcils froncés et son sourire à elle.
Pincé, le sien. Une sorte de rictus pas vraiment méchant mais si si si fatiguant dans son immuabilié transgénérationnelle.
L'HABITUDE, tu comprends.
"Oh t'es moche quand tu pleures".
J'ai stopé net. Je me suis brusquement retournée sur mes talons hauts, une main sur le guidon de ma poussette, l'autre serrant la main si douce et tremblante de mon si bel enfant attristé.
'Oh t'es moche quand tu pleures".
L'absurdité de cette phrase répétée de manière automatique m'avait chopée par la nuque, me faisant virveloter sur mes talons pour répondre.
Répondre haut et fort.
Oui, sur une petite vieille.
Peut-être que c'était la petite fille blonde enfouie en moi qui criait (qui criait ENFIN BORDEL. Je n'ai jamais crié étant enfant).
"Non il n'est pas moche quand il pleure ! Est-ce que t'es moche quand tu pleures toi, hein ?".
La petite vieille a reculé, comme si le vent l'avait fait vaciller.
Et en vérité il y a tellement d'air qui est sorti, libéré, de mes poumons, qu'elle a dû sentir la bourrasque, la bougresse.
J'ai serré un peu plus fort la main douce et tremblante de mon fils qui se calmait.
D'un coup de pied j'ai débloqué le frein de la poussette que j'avais, dans un geste automatique, enclenché quand je m'étais retournée.
Un sourire de satisfaction enfantine est venu détendre mes traits.
"T'es toujours beau chéri, même quand tu pleures, même quand tu te fâches, même quand tu cries. Ta beauté va au-delà de cela".
On est rentrés, tous les cinq en parlant beauté, mots répétés si bêtement mais si naïvement, sans y réfléchir. Dirait-on à un adulte qui pleure qu'il est moche ? Non hein ? Alors pourquoi à un enfant ? Parce que l'objet de sa peine est dérisoire ? Aucune peine n'est dérisoire. Pas même celle qui fait couler des larmes grosses comme des perles à un enfant de cinq ans à qui on refuse un pain au chocolat. Toutes les peines sont légitimes. Et aucune peine ne rend moche.
Quand pourrait-on cesser de répéter des phrases toutes faites sur lesquelles on ne s'arrête jamais vraiment mais qu'on répète par habitude sans tenir compte de leur vraie portée ? Être moche parce qu'on pleure, est-ce que ce monde est sérieux ?
Stop.
Ne disons plus ce genre de phrases sans, au moins, s'y attarder vraiment durant quelques secondes.
Sans s'en rendre compte, sur le chemin nous menant à la maison, on a grignoté presque la baguette entière.
Pas grave.
Rien ne vaut les petits doigts qui cafouillent dans la mie de pain tandis que les grands yeux posent des questions sur la vie.
Après tout, merci la petite vieille aux clichés étroits. On a bien discuté grâce à toi.